Traduire ou interpréter, en langue orale comme en langue des signes, c’est transmettre un message d’une langue source vers une langue cible. Il s’agit de transposer non pas des mots ou des phrases, mais bien un message dans sa globalité. Ainsi, traducteur et interprète reformulent et adaptent le propos, dans un souci de fidélité. Or, que signifie être fidèle lorsque le propos se trouve transformé ? C’est le fait de comprendre le discours d’origine dans toutes ses nuances. C’est-à-dire connaître, dans la culture de la langue source, les concepts véhiculés par les images utilisées, les connotations parfois subliminales qui sont sous-entendues dans un silence, un regard ou des points de suspension, et qui sont évidentes pour les personnes maîtrisant cette langue, sans qu’il soit besoin de “leur faire un dessin”. 

L’interprète est dans l’oralité, donc dans la communication. Il travaille sur la parole, y compris en langue des signes. Il se laisse pénétrer par les images et les concepts, pour les ressentir en-deçà des mots. Le fait de vivre ce passage par les images et les émotions lui permet de trouver instinctivement les mots pour le dire dans la langue cible, pour restituer instantanément le discours dans toute sa subtilité, y compris l’entre-texte. Ce processus de déverbalisation a été identifié par Danica Seleskovitch, interprète, qui a enseigné à l’ESIT avant d’en devenir la directrice et de faire de l’école d’apprentissage des langues qu’elle était, une école d’enseignement des techniques de traduction et d’interprétation, accessible à celles et ceux qui maîtrisent déjà plusieurs langues. Il représente l’un des fondements de sa théorie interprétative de la traduction, appelée à l'origine Théorie du Sens, détaillée dans différents ouvrages, certains co-écrits avec Marianne Lederer.

Ainsi, l’interprète remplit son contrat de fidélité en respectant l’esprit du message plutôt que sa lettre.

Il en va de même avec l’interprétation en langue des signes, avec une nuance de taille. En effet, la langue des signes est spatiale, en trois dimensions. Elle est dite imagée, car elle peut reprendre certains signifiants parfois proches de la réalité, comme « manger », « boire », ou « dormir ». Toutefois, sa structure linguistique ne s’arrête pas à ces réalités concrètes et, comme toute langue, elle est faite également d’abstractions et comporte une syntaxe, une grammaire et une conjugaison qui lui sont propres. On pourrait s’imaginer alors qu’en interprétation du français - langue vocale, vers la langue des signes – langue visuelle et inversement, les deux langues étant diamétralement opposées, le processus n’est pas le même. Pourtant, le verbe existe en langue des signes. Ce processus de perception du discours pour en transmettre son essence, au-delà des signes et des mots, est ainsi le même dans toute interprétation, quelles que soient les langues de travail. 


Qu’est-ce qui caractérise l'interprétation ?


A la différence de la traduction qui offre généralement un temps de réflexion plus long et permet de revenir sur ses pas, l'interprétation a lieu en temps réel, qu’elle soit simultanée ou consécutive. Quand la traduction permet des recherches pendant le travail, l’interprétation impose une étude en amont du sujet abordé. Car pendant sa prestation, l’interprète ne pourra pas partir en quête d’un terme manquant ! Ainsi, il doit toujours se préparer à l’avance, pour être en capacité de mobiliser tout le vocabulaire requis et cela n’est possible qu’en ayant une maîtrise optimale de la thématique de la conférence ou de la mission au moment où elle débute.

L’interprète exerce dans l’immédiateté. Il a peu de temps pour redire le propos. Il l’entend, le comprend et le reformule en quelques secondes dans une autre langue, qu’elle soit orale ou en langue des signes. Il doit être en permanence dans l’anticipation. Une fois qu’il a formulé une phrase, il est déjà en train de réfléchir à la suivante. Tout au plus peut-il apporter une rectification, si nécessaire, à la phrase suivante.

L’un des principaux outils de l’interprète en langue orale est la voix. Il doit respecter l’intonation et le rythme de l’orateur, mais aussi soigner son allocution et sa prononciation. En interprétation vers la langue des signes, c’est aussi toute la personne de l'interprète qui est engagée : à la différence de l’interprétation en cabine, l’interprétation sur scène fait partie du quotidien des professionnels signant. Le corps est visible, c’est l’outil de communication. L’interprète en langue des signes est parfois à proximité immédiate de l’orateur, il habite alors complètement sa traduction, linguistiquement et corporellement. 

Dans tous les cas, cette pratique requiert une grande capacité de concentration, ainsi qu’une bonne endurance physique et mentale.

Les conditions de travail constituent un autre élément fondamental du métier d’interprète. Pour pouvoir interpréter convenablement, il doit bien entendre ce qui est dit. D’où l’importance du matériel : dans une cabine, il est protégé du bruit extérieur et écoute la voix de l’orateur de manière claire et limpide. Sans cabine, il est essentiel que les orateurs s’expriment tour à tour et que les autres participants de la réunion restent silencieux. Sur scène, la lumière est également primordiale pour que chacun puisse profiter de la traduction en langue des signes dans de bonnes conditions. 


L’interprétation en langue orale peut être simultanée, consécutive ou en chuchotage 


En interprétation simultanée, l’interprète doit avoir accès à une cabine, à un casque et à un microphone. S’il est sur scène vers la langue des signes, il doit avoir à sa disposition un retour son, un retour image et un projecteur lumière sur lui. Ces équipements sont cruciaux pour lui permettre de capter pleinement chaque composante du discours, la voix évidemment, mais aussi toutes les intentions de communication portées par les possibles hésitations entre deux mots, les inflexions de voix, etc. Percevoir l’orateur dans sa gestuelle, ses mimiques et sa façon d’être est essentiel. Tous ces éléments sont constitutifs du discours et sont utilisés par l’interprète pour le comprendre pleinement. Par conséquent, tout ce qui est susceptible de faciliter sa tâche doit être à portée de main. En effet, le niveau de concentration requis est très élevé et entraîne une fatigue physique et mentale importantes. Pour cette raison, les interprètes travaillent en binôme et se relaient toutes les 15 ou 30 minutes.

En interprétation consécutive, l’interprète écoute le discours, prend des notes et restitue le message une fois que l’orateur a fini de parler. La durée de la réunion s’en trouve prolongée, car chaque intervention de l’orateur est suivie de la prestation de l’interprète. Celui-ci doit avoir une grande capacité de mémorisation et maîtriser la prise de notes rapides.

Quant à la technique du "chuchotage", elle se pratique lorsque le nombre de participants est très restreint : il s'agit d'une interprétation simultanée sans cabine ni équipement ; l'interprète chuchote pour une ou deux personnes au maximum. Le chuchotage est particulièrement éprouvant et doit être limité aux réunions de courte durée.


L’interprétation en langue des signes peut être de conférence, de réunion ou de liaison


L’interprétation de conférence n’est pas la plus répandue en interprétation LSF / Français. En effet, les professionnels interviennent à tous les moments de la vie, que ce soit pour traduire une adaptation en crèche, des cours à l’université, une réunion d’équipe hebdomadaire ou les allocutions officielles d’un gouvernement. Ainsi, les pratiques sont diverses : on parle d'interprétation de liaison, de réunion ou de conférence. L’interprétation de liaison consiste à traduire des échanges entre deux locuteurs : un rendez-vous médical, un entretien d’embauche ou une rencontre commerciale. Les interprètes traduisent alors simultanément dans les deux sens de traduction : vers la langue des signes et vers le français et interviennent souvent seuls pour des rendez-vous d’une ou deux heures (avec généralement une pause). 

L’interprétation pédagogique est également particulière : les interprètes interviennent à côté des professeurs afin de traduire leurs propos en LSF, ou bien sont assis au premier rang afin de traduire vers le français un professeur sourd s’exprimant en LSF. 

La coopération entre tous est primordiale dans ces cas de figures, les interprètes travaillent main dans la main avec les professionnels pour lesquels ils interviennent : professeurs, travailleurs sociaux, personnel médical, etc. 

L'interprétation de conférence peut également prendre plusieurs formes : l’interprète peut être positionné à côté des orateurs sur une scène de colloque par exemple, afin de s’adresser à tous, ou bien parfois filmé en cabine et retransmis sur écran géant dans la salle.


Les interprètes de conférence sont-ils spécialisés dans un domaine particulier ?


Ils sont, à la base, des généralistes. Lorsqu’ils se présentent pour interpréter lors d’une conférence ou d’un discours, ils se sont plongés dans le domaine pour assimiler la terminologie. Tout au long de leur carrière, les interprètes peuvent être amenés à interpréter des sujets spécifiques de manière récurrente, ce qui leur permet d’accumuler de l’expérience et d’assimiler une connaissance certaine dans un domaine précis. À l'inverse, certains interprètes ont des "spécialisations négatives" : ils s'abstiennent d'intervenir dans des domaines avec lesquels ils ne sont pas familiarisés ou qui les rebutent.




La combinaison linguistique : de quoi s’agit-il ?


La combinaison linguistique de l’interprète est constituée de ses différentes langues de travail, classées ainsi :

La langue A est la langue maternelle de l’interprète (ou une autre langue rigoureusement équivalente) vers laquelle il travaille à partir de toutes ses autres langues de travail, généralement dans les deux modes d’interprétation : simultanée et consécutive.

La langue B est une langue dont l’interprète, sans qu’elle soit sa langue maternelle, a une maîtrise parfaite et vers laquelle il travaille à partir d’une ou de plusieurs de ses autres langues. Certains interprètes ne travaillent vers cette langue que dans un des deux modes d’interprétation.

La langue C est une langue dont l’interprète a une compréhension totale et à partir de laquelle il travaille. Il arrive fréquemment qu’un interprète ait plusieurs langues C.

Par conséquent, il est important de noter que le sens des combinaisons linguistiques de l’interprète n’est pas interchangeable, contrairement à ce que peut penser le grand public. Les contraintes et exigences particulières de l’exercice de l’interprétation de conférence imposent à interpréter vers la ou les langues A, éventuellement de A en B.


La déontologie de l’interprète


Le secret professionnel - total, absolu et imprescriptible - est la pierre angulaire de la déontologie de l'interprète. Ceux qui ont recours à des interprètes professionnels ont la garantie que ces derniers ne révèleront jamais ce qu'ils ont entendu ou vu dans l'exercice de leur métier. Nous ne nous étendrons pas davantage sur le secret professionnel, tant il est consubstantiel à la déontologie de l'interprète.

Une autre question souvent posée à propos des interprètes est celle de leur neutralité. Mais, que faut-il exactement entendre par là ? Sans doute le fait de ne laisser transparaître dans l'interprétation aucune préférence pour la position de de tel ou tel participant, autrement dit de ne pas prendre parti. C'est pourquoi nous utiliserons plutôt le concept d'impartialité de l'interprète.

Quant à l'objectivité, cette catégorie ne nous paraît pas pertinente en l'espèce ; en effet toute traduction, toute interprétation comporte nécessairement une part de subjectivité propre à toutes les situations de communication humaine. C'est donc bien d'impartialité que doit faire preuve un interprète professionnel. Cela ne signifie pas, naturellement, que l'interprète n'a pas d'opinion, voire qu'il est indifférent à l'égard des questions abordées. Au contraire, l'indifférence est préjudiciable à la qualité de la prestation, car c'est précisément en se positionnant – intérieurement – par rapport au message que l'on parvient à la concentration indispensable à une bonne interprétation. En quelque sorte, bien qu'étant totalement impartial dans sa restitution du discours, l'interprète "n'en pense pas moins", mais sa pensée profonde ne doit à aucun moment transparaître.

Tout locuteur - chef d'état, ministre, mais aussi employeur ou délégué syndical, parlementaire, etc – cherche à convaincre par son propos. Il importe que l'interprète fasse passer cette conviction dans sa prestation. Comment y parvenir ? Certainement pas en singeant l'orateur par une sorte de théâtralisation. A l'inverse, l'interprète qui gommerait toutes les aspérités du discours pour se rendre le plus transparent possible faillirait aussi à sa mission. Pour être convaincant, ou plus précisément, pour faire passer l'effort de conviction de la personne qu'il traduit, la meilleure option pour l'interprète consiste à « être lui-même » et à s'exprimer aussi naturellement que possible, en d'autres termes à être le « maître de son propos » plutôt que la « voix de son maître ». Pour y parvenir, il s'appropriera le discours pour le faire sien et le restituer de la façon la plus authentique. L'expérience montre que c'est « en étant lui-même », en s'abstenant de toute recherche d'artifice, que l'interprète fournit une prestation de qualité et réussit finalement à « se faire oublier ». Cela suppose naturellement une parfaite maîtrise de la méthode interprétative, dont l'objet est de faire du discours du locuteur le discours de l'interprète. N'oublions pas que les participants à une rencontre se voient, se perçoivent mutuellement et que toute la dimension non-verbale de la communication (colère, sourire, exaspération, approbation …) passe directement sans que l'interprète ait besoin d'en rajouter.

En interprétation LSF / Français, le professionnel se doit également d’exprimer toutes les indications contextuelles dans sa traduction. Ainsi, il est attentif à chaque détail qui fait la situation de communication : un téléphone qui sonne, une conversation chuchotée etc. Il peut parfois même donner des indications sur les voix des interlocuteurs : Ont-ils un accent ? Une voix rauque ? Aiguë ? … 


Somme toute, qu’est-ce qu’un bon interprète ?


L’interprète utilise sa voix, mais, surtout, il engage tout son être. Vous l’aurez compris, ce métier exigeant repose sur l’humain et la maîtrise qu’il faut avoir d’une ou plusieurs langues ne se limite aucunement à une connaissance livresque.

Outre celle des langues, l’interprète a de solides connaissances dans un ou plusieurs domaines pour pouvoir mobiliser immédiatement la terminologie nécessaire dans les langues concernées. Il doit avoir une grande capacité de concentration, s’adapter à chaque style d’élocution. Il se doit aussi de connaître et d’avoir assimilé l’histoire, la langue, la culture des communautés linguistiques dans lesquelles il travaille. 

Mais il doit aussi résister à la fatigue, faire avec les impondérables (indisponibilité des équipements), surmonter ses propres émotions. Il est connu que lors du procès de Nuremberg qui a vu naître le métier d’interprète de conférence en cabine, certains interprètes ont dû être remplacés devant la dureté de certains propos. Ce qui nous ramène à l’humanité des interprètes.

Même si certains apparaissent aux côtés de chefs d'États ou dans des émissions populaires, les bons interprètes sont discrets. Ils sont connus dans la profession, leurs noms circulent, ils sont rappelés. 

A l’époque où l’intelligence artificielle s’empare de la communication multilingue pour rendre des services aux humains, n’est-ce pas le moment de clamer que l’interprète est irremplaçable pour faire s’entendre et se comprendre des personnes de cultures différentes ?

Article rédigé par Mariana Freire (I 2012), 

enrichi des contributions de Florine Archambeaud (LSF 2014) 

et d’Edgar Weiser (I 1977, membre de l’AIIC, président de l’association Danica Seleskovitch), 

mis en forme par Lucile Gubler (T 1985).